Mémoire vive / Côté professionnel

Mémoire vive / Côté professionnel
De la découverte de vos ancêtres à la transmission de vos histoires et souvenirs de famille

lundi 14 novembre 2011

La mémoire des sens (1/5)

Il suffit de discuter avec ses proches pour se rendre compte que la mémoire utilise tous les supports qu'elle a à sa disposition. Les chemins diffèrent et nos sens élémentaires sont mis à contribution. Chacun garde au fond de soi un souvenir qui se réactive à l'écoute d'une musique, à la dégustation d'un mets, à l'effluve d'un parfum , à la vue d'une photo ou d'un paysage.
Le toucher est peut-être moins évocateur, mais la douceur d'une peau de bébé, la caresse donnée à un chat, le soyeux d'une étoffe sont autant de vecteurs de mémoire qui renvoient au souvenir d'autres bébés, d'autres chats ou d'autres matières.

Inventaire en cinq volets.

Lubin Baugin "Les cinq sens" Musée du Louvre -Paris



La mémoire des papilles

Il y a des mets qui telle la madeleine de Proust, lors de leur dégustation, font remonter du tréfonds à la surface de notre mémoire des souvenirs d'un passé plus ou moins lointain.
Mais à l'inverse, le souvenir des certaines saveurs particulières convoque les personnes, les lieux, les époques.

Les nourritures terrestres sont un formidable carburant pour la mémoire. Recettes de mères, de grands-mères, plats de tous les jours, plats de fête, moments heureux de partage, moments de consolation, apprentissage du goût et du dégoût... Même les plus grands chefs ne peuvent s'empêcher de faire référence à ce qui a nourri leur enfance : derrière leur vocation se cache souvent un membre de leur famille et avec lui son histoire dans une époque donnée, à un endroit donné.

Pour ma part, le hachis parmentier du lundi pour finir les restes du rôti du dimanche et sa variante en pommes de terre farcies (devenu le plat préféré de mes enfants qu'ils réclament à leur grand-mère), la gelée de groseilles de ma grand-mère maternelle qui pourtant n'était pas un cordon bleu, la compote de pêches de l'été, les châtaignes grillées dans une poêle percée à la Toussaint, auront toujours le goût de l'enfance.

Autour de moi, j'ai entendu parler de jambon à la crème, de pain de Noël, de civet de lièvre, de tarte au citron. Les recettes se transmettent comme des morceaux de mémoire et, lors de la dégustation, s'invitent autour de la table les fantômes des premières cuisinières.

©Anne Jourda Dardaud


Dans les papiers de famille, on retrouve parfois des cahiers de recettes de cuisine ; cornés, tachés, annotés, on apprend comment pendant la guerre, en période de restriction et de rationnement, on se débrouille avec ce qu'on a, et comment faire des omelettes sans oeufs, du café sans café... Les topinambours remis au goût du jour et sur quelques grandes tables, ne trouveront jamais grâce aux yeux de ceux qui dans ma famille ont vécu cette période de disette. C'est là le goût de la guerre, de l'inquiétude et de la faim.

Encore plus troublant, ces recettes riches et savoureuses que mon grand-père recopiait d'une écriture soignée et calibrée alors qu'il était prisonnier dans un oflag durant la guerre et souffrait cruellement de la faim et du désœuvrement. Seule occupation, alors, le recopiage de recettes tirées d'un des seuls livres autorisés : convocation par la pensée des saveurs du temps de la paix, de l’opulence, des repas de famille.

Militaire de carrière aussi bien habitué au commandement qu'à l'obéissance, pouvait-il trouver dans les consignes de préparation des recettes, un semblant d'ordres à exécuter ?
Mais pour ma part, j'y vois surtout une version moderne du supplice de Tantale. Le peu de choses que je sais de mon grand-père est qu'il était un homme du Sud-Ouest, bon vivant et habitué à la bonne chère. Je ne peux qu'imaginer l'état d'esprit de cet homme recopiant page après page, recette après recette ce livre de cuisine, ne s'interrompant que pour partager avec ses camarades une soupe claire et un mauvais pain.
Peut- être alors cette maigre pitance prenait-elle le goût des recettes tout juste recopiées ?







Pas une rature, pas une hésitation, pas une page manquante ; on sent toute l'attention portée à ce travail vain et qui a comme seul objectif de faire passer le temps.
Témoignage inattendu et insolite illustrant la condition d'officier de l'armée française prisonnier durant toute la période de la guerre.


vendredi 4 novembre 2011

Commémoration

Les monuments aux morts sont couverts des noms des hommes tombés au champ d’honneur ; à présent que ceux qui ont survécu à cette boucherie ont rejoint pour l’éternité leurs compagnons de combat, à notre tour de ne pas les oublier ; leurs noms ne figurent que sur leur pierre tombale. Chaque famille française a dans ses branches un ou plusieurs ascendants tués durant le premier conflit mondial : un arrière grand-père, un arrière grand-oncle, un cousin, un allié.


Morts pour la France, tués à l’ennemi, blessés succombant à ses blessures, rescapés mais à jamais marqués par l’horreur des combats, tous ont été arrachés à leurs terres, à leurs foyers, à l’affection des leurs, pour une cause qui dépassait leur simple statut de citoyen : la patrie. Et au nom de cette patrie, ils ont combattu un ennemi qu’on leur a désigné, ont obéi à des ordres, à des contre-ordres, ont fait les frais de la bêtise humaine, ont 
côtoyé dans le froid, la mort, la terreur, mais ont aussi connu le courage, la solidarité, la fraternité.

Les femmes ne sont pas en reste : elles remplacent les hommes dans les champs, dans les usines, dans les commerces ; elles sont volontaires dans les hôpitaux, réconfortent les soldats en devenant marraines de guerre. La vie à l’arrière n’est pas forcément plus simple.


Et puis enfin, il y a ceux qui ont subi directement les conséquences de la guerre : les veuves et les orphelins.
Ces derniers, après le conflit, sont adoptés par l'Etat et deviennent des pupilles de la nation. En plus du deuil, ils portent sur leurs frêles épaules le sacrifice paternel, fardeau souvent bien lourd qu'ils ne peuvent pas tous supporter.

Rencontrés dans ma forêt d'arbres généalogiques, des hommes des femmes, et des enfants aux destins liés à la Grande guerre ; là un paysan devenu soldat, là un libraire engagé ; là encore un médecin, ancien député de la Seine, là un marchand de vin, notable établi.

Exemples de vies entrées dans l’Histoire, tous les soldats ne sont pas inconnus.



Frère de mon arrière grand-mère paternel, paysan dans le Lauragais. Il pose en uniforme comme ses camarades : la veste est un peu juste au niveau des manches. Deux grandes mains, des mains de travailleur de la terre en sortent ; l'attitude est digne, patriotique, mais l'expression du visage est à mon sens indéchiffrable. Dans la lettre qui accompagne cette carte postale-photo, il s'inquiète ; non pas des combats à venir, mais des récoltes et de qui pourra aider en son absence afin que rien ne se perde. Il espère comme tous ses camarades être rentré pour les moissons.



Le père de ma grand-mère écrit à ses enfants ; nous sommes au début du conflit : quelques mots d'un père aimant, rassurant et attentionné jusqu’à leur faire envoyer un paquet de bonbons. Tout est dans l’apparence d’une normalité affichée : un simple voyage d’affaires d’un père qui a l’habitude de parcourir la France pour son travail. Seule la date intrigue et quand on retourne la carte, on voit ce groupe de militaires gradés, et apposée de la main de ce même père la mention : « sur le front : après une mission, discussion sur la carte ; 25/3/1915 ». 

Et pendant ce temps-là, sa femme, mon arrière grand-mère, devient infirmière. Femme de devoir, mère de quatre enfants, courageuse et généreuse, pendant que son mari est sur le front.

Un de ses cousins, plus au nord en Belgique, est engagé dans les combats comme médecin, mais est blessé comme n'importe quel soldat. Son nom est cité parmi la liste des blessés que recense chaque jour le quotidien socialiste "L'Humanité", sous la rubrique "Nos camarades sur le front". Il mourra quelques mois plus tard des suites de ses blessures.

L'Humanité 28 septembre 1914








Lucien Cosset, ancêtre de mes enfants, époux et père de quatre enfants, est âgé de 37 ans au début du conflit. Originaire de Versailles, mais résidant dans les Ardennes, il s'engage. Fuyant les zones de combat, sa femme et ses enfants se réfugient en région parisienne. Malade, elle décède en février 1915. Lucien quant à lui sera tué à la bataille des Eparges, première d'une longue liste de batailles sanglantes, un mois plus tard. Les quatre enfants se retrouvent orphelins de mère et de père en l'espace de quelques jours.


Mon arrière-grand père maternel, Jean Chanteloube, jeune marié, tout juste père d'une petite Jeanne ; il n'aura pas eu le temps de vivre avec sa femme et sa fille née en juillet 1914. Mort dans la Marne, bien loin de son Périgord natal. Il reste juste un portrait, le temps de poser pour la postérité, seule image paternelle pour sa petite fille. Son nom est gravé dans la pierre du monument aux morts de son village.



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Nombreuse littérature et filmographie qui rend comte avec force et détail de la terrible réalité de ce premier conflit mondial. Pour ma part, c'est l’œuvre de Tardi qui relate et décrit la guerre comme elle est, débarrassée de tous les oripeaux d'un patriotisme et d'un héroïsme romantique. Il donne corps, visage et âme aux combats, à la vie dans les tranchées, en dénonçant l'absurdité des hommes, l'atrocité de la condition humaine réduite à l'état de chair à canon.


Sites Internet de référence sur les monuments aux morts